Dans mon entreprise, quand on voit un serpent on le tue. Dans certaines, on appelle un consultant en serpent. (Ross Perot – Ancien commercial à IBM puis fondateur de EDS et ensuite de Perot Systems)
Comme vous venez de le lire, l’histoire du Crowdfunding de Sensorwake n’est pas terminée. Je vous rappelle rapidement le contexte et les protagonistes, avant de vous en faire découvrir la suite.
Guillaume Rolland a inventé dans le garage de la maison de ses parents, le Sensorwake, un réveil digital olfactif. A l’heure programmée, un clapet s’ouvre et un mini ventilateur souffle de l’air à température ambiante sur des perles, pour libérer un parfum créé par la société Givaudan.
Quand cet Air Wick des chambres à coucher parvient à caresser vos narines, vous êtes censé vous réveiller en douceur et de bonne humeur… Ce serait l’effet Monoï garanti si vous choisissez le parfum bord de mer !
Pour mettre au point, industrialiser et commercialiser son invention, notre Géo Trouvetou du XXIème siècle, symbole photogénique de la French Tech, a créé le 22 mai 2015, à l’age de 19 ans, la société par actions simplifiées Sensorwake, au capital social de 110 000 euros et dont le siège social est à Nantes. Guillaume en assure les fonctions de président majoritaire et son unique associé au 6 avril 2016, Ivan Skybyk, les responsabilités de directeur général.
Afin de financer l’industrialisation d’un réveil encore à l’état de prototype non définitif, notre jeune homme pressé a fait appel à la plateforme de Crowdfunding Kickstarter. A la fin d’une campagne de 35 jours, commencée le 27 mai 2015 et terminée le 1er juillet, 1 504 contributeurs ont engagé 192 453 euros pour soutenir ce projet.
Pensez-vous que Guillaume tiendra ses nouveaux engagements et livrera 1 575 réveils olfactifs à ses 1 504 contributeurs en mai 2016 ? Le réveil au départ devait être sous le sapin de Noël 2015, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !
En ce début d’avril 2016, nous nous rapprochons de la date promise et ma réponse personnelle est malheureusement NON malgré toutes les déclarations écrites de son inventeur qui maintient mordicus la date de livraison de mai. Pourtant Guillaume Rolland, le président de Sensorwake ne tiendra pas cet engagement, j’en suis convaincu. Pour une raison simple, les 1 575 réveils n’ont pas encore été complètement assemblés (10 exemplaires auraient été reçus en tests dans les locaux de l’entreprise le 13 avril 2016, d’après un tweet de Sensorwake) et il faut 5 semaines en moyenne pour acheminer par bateau jusqu’au bord de l’Erdre, un container de réveils, depuis la ville chinoise de Tangxia, dans la région du Dongguan.
Sensorwake a épuisé tout l’argent de Kickstarter sans avoir fait fabriquer en série les réveils. Alors à quoi a servi les milliers d’euros déversés par Kickstarter sur le jeune Mc Gyver ? Principalement semble-t-il à mettre au point le prototype fonctionnel définitif.
Pour avoir enfin les moyens financiers de faire fabriquer les réveils mais sans l’avouer explicitement, Sensorwake a lancé une campagne d’Equity Crowdfunding sur la plateforme Proximea, filiale du Groupe Banque Populaire Atlantique.
Cette fois, pas de futurs réveils en contrepartie, mais des actions de la jeune pousse. Le ticket d’entrée minimum est de 2 000 euros pour une valorisation subjective de la société de 4 millions d’euros. Schématiquement, si vous investissez 2 000 euros, vous possédez indirectement 0,05% du capital de la société, via une société holding créée pour l’occasion. N’ayez pas peur, le siège de Société Sensorwake Investissement n’est pas à Panama mais à Saint Herblain en Loire-Atlantique !
Pour posséder via la société financière constituée pour l’occasion, 1% de Sensorwake, vous devrez quand même verser 40 000 euros ou 20 fois la mise minimum.
Dans tous les cas, quelque soit le montant investi, ce sera un pourcentage de participation insuffisant pour jouer aux révoltés du Bounty lors de la première assemblée générale annuelle avec les nouveaux actionnaires, mais faisons ensemble un rêve : celui que Sensorwake ait le même destin que la société américaine Oculus VR LLC…
Les contributeurs d’Oculus ont reçu uniquement le casque de réalité virtuelle Oculus Rift en contrepartie de leur donation, après la campagne de Crowdfunding sur Kickstarter en 2012. Et si les fondateurs de Oculus avaient fait la même offre d’Equity Crowdfunding que Sensorwake, que se serait-il passé ?
Pour une participation de 2 000 dollars en 2012, chaque contributeur aurait reçu 2 ans plus tard, un chèque de 1 000 000 de dollars, lors du rachat d’Oculus par Facebook en 2014, pour un montant de 2 milliards de dollars. Vous avez bien lu, cela aurait rapporté 500 fois la mise.
Alors sur le principe, devenir actionnaire au tout début d’une start-up prometteuse, qui plus est bénie des médias et de notre jeune Ministre de l’Economie Emmanuel Macron, c’est très séduisant. Comme nous le promet La Française des Jeux pour le Loto, investir dans Sensorwake peut rapporter gros ! C’est toute la promesse implicite, suggérée mais jamais écrite de l’Equity Crowdfunding ou Financement Participatif avec actions.
Une belle histoire et beaucoup de foi suffiraient pour que cela fonctionne… au moins pour ses initiateurs.
Revenons sur terre si vous le voulez bien, mais bon, cela fait du bien de rêver un instant.
Sensorwake a pour objectif de lever 400 000 euros avec un seuil minimum pour que l’opération se fasse fixé à 200 000 euros. La campagne a démarré le 21 mars 2016 et doit se terminer le 22 avril 2016. Au 6 avril 2016 à midi, Sensorwake avait récolté 84 500 euros soit 21,125 % de l’objectif fixé ou 42,25 % du minimum et il restait encore 15 jours.
Il est fort probable que les 200 000 euros seront dépassés* mais l’objectif de 400 000 euros me parait naturellement plus difficile à atteindre. Je ne retrouve pas le même engouement que pour la première campagne de Crowdfunding sur Kickstarter.
Je me suis inscrit sur la plateforme Proximea comme investisseur potentiel, ce qui m’a permis de demander à recevoir le dossier d’investissement de Sensorwake. La plateforme Proximea a fini par m’accorder ce privilège. Ce fut au prix de quelques complications administratives indépendantes du blog, un de ses dirigeants me l’a assuré au téléphone, quelques instants après que j’ai envoyé ce tweet :
(@proximea) certifie mon compte de contributeur le 8 mars et me “décertifie” le 22 mars ! Bug ou Exclusion ? #crowdfunding pas transparent ! (@MichelNizon – )
Après ce coup de fil cordial, j’ai salué la démarche de Proximea par un second tweet :
(@proximea) a rapidement corrigé et a certifié ce matin mon compte. Très forte réactivité ! Proximea = Réelle proximité ! #crowdfunding (@MichelNizon – )
Un e-mail sur le même sujet était resté sans réponse 24 heures après son envoi, d’où la rédaction du premier tweet mentionné ci-dessus.
Proximea choisit minutieusement les dossiers de demande de financement des créateurs qui passent après un premier tri, devant une commission de banquiers et d’entrepreneurs mais attention, les représentants de la banque n’ont qu’un rôle consultatif. Ils ne décident pas. Ils sont propriétaires de la plateforme mais laissent les autres participants valider :
Notre actionnaire est le Groupe Banque Populaire Atlantique. Le comité de sélection des projets d’investissements comprend des membres du Groupe Banque Populaire Atlantique.
Le Groupe Banque Populaire Atlantique n’intervient cependant en aucun cas dans la validation finale des dossiers que nous proposons sur la plateforme Proximea.
Toutes les informations transmises par la plateforme sur Sensorwake sont strictement confidentielles et ne peuvent faire l’objet d’aucune diffusion extérieure. Alors le contributeur potentiel reste bien seul pour décider ou non d’investir. Il ne peut pas partager les documents financiers réceptionnés au format PDF, personnalisés avec ses prénom et nom en filigrane, comme pour le dissuader définitivement de divulguer quoi que ce soit…
Chaque lecteur et investisseur potentiel doit se forger sa propre opinion sur la base d’investigations propres et demandes d’informations complémentaires. (j’ai moi-même mis des mots en gras).
Dur dur, d’être un bébé investisseur individuel perdu dans la foule sur Proximea !
On notera l’asymétrie des rapports de force. D’un côté, des professionnels aguerris de la Finance (Banque Populaire, Proximea) et de l’autre, l’épargnant isolé qui doit se coltiner la lecture des 146 pages des déclarations écrites des dirigeants de Sensorwake, difficilement vérifiables sans se transformer en Nestor Burma…
D’ailleurs, Proximea dégage en touche en cas de défaillance des créateurs :
En effet, Proximea ne peut en aucun cas garantir le caractère réalisable des éventuelles estimations, objectifs et projections présentés dans le document.
Tout cela reste vrai pour toute plateforme d’Equity Crowdfunding et c’est pour cela que je veux mobiliser l’intelligence collective des Foules Participatives avec votre aide, cher ami lecteur attentif.😉
Je soumets ci-dessous à votre jugement, mon analyse sur cette opération.
J’ai identifié 6 risques liés à l’investissement dans Sensorwake en dehors de ceux identifiés et présentés par les fondateurs, dans leur dossier d’investissement :
Risque #1 : Le marché visé par Sensorwake est totalement dominé par un acteur américain très puissant : Fitbit. Sensorwake offre un moyen non intrusif pour se réveiller, concurrent du bon vieux réveil avec sonnerie. Mais à mon avis et sans qu’il soit désigné dans le dossier d’investissement, Fitbit est le véritable concurrent direct de Sensorwake. La société californienne propose des bracelets, munis également d’une alarme silencieuse, qui émet des vibrations pour vous réveiller, donc aussi un moyen non intrusif. Fitbit est positionnée comme Sensorwake sur le marché des objets connectés pour améliorer la santé et le bien-être de ses utilisateurs. La société a réalisé en 2015 un chiffre d’affaires de 1,86 milliard de dollars pour un bénéfice de 175,7 millions de dollars. La société a levé lors de son entrée en bourse au Nasdaq en juin 2015, 732 millions de dollars. A la fin de 2015, Fitbit comptait un effectif total de 1 100 personnes. La société Fitbit a été créée en 2007 et a levé 66 millions de dollars entre sa date de création et la veille de son entrée en bourse. J’espère ne pas être accusé de French bashing en écrivant qu’à côté de Fitbit, Sensorwake ne pèse vraiment pas lourd pour s’imposer sur ce marché très encombré, à moins de fermer nos frontières.😉
Risque #2 : Le succès de la campagne de Crowdfunding sur Kickstarter n’a pas démontré l’existence d’une demande pour le réveil Sensorwake. Il a plus simplement validé une demande pour des moyens non intrusifs de se réveiller. Pour avoir une validation par le marché de Sensorwake, il faudrait que le réveil soit disponible en boutiques et que ses premiers clients rachètent des capsules puis recommandent les bienfaits de leurs réveils matinaux à leurs amis. Comme les antibiotiques, c’est pas automatique ! Et ce, quelque soit le succès d’une campagne de Crowdfunding.
Attention aussi au mirage Georges Clooney dont est victime Sensorwake qui promet à ses futurs actionnaires, la récurrence éternelle du revenu grâce à la vente des perles au parfum encapsulé. Pour rappel, Nespresso, ce n’est pas tant la résultante d’une technologie aujourd’hui d’ailleurs imitable, que des centaines de millions de dollars du budget publicitaire annuel de Nestlé, qui ont permis d’imposer le slogan resté en V.O. : What’s Else?. Ces moyens financiers de promotion sont bien sûr hors de portée de Sensorwake ou de toute autre start-up qui prétendrait vouloir être le Nespresso de…, je vous laisse compléter, vous avez l’embarras du choix !
Enfin payer pour se réveiller, c’est une nouvelle habitude qui sera difficile à faire prendre car les offres concurrentes sont gratuites et je ne suis pas certain que Georges Clooney soit disponible pour nous convaincre d’adopter cette nouvelle addiction !
Risque #3 : Sensorwake a une dépendance trop importante dans des consultants extérieurs, bureaux d’études et autres sous-traitants prestigieux et trop coûteux pour une start-up. Guillaume Rolland a fait appel à de nombreux consultants en serpent comme les désigne Ross Perot : Pour les parfums Exhalia, Givaudan, pour le design Etienne Labaou puis Caiman Design (Groupe Silamir), pour les capsules Scentys, pour l’ingénierie et la fabrication des réveils TXCUBE, pour former notre jeune prodige au métier d’entrepreneur visionnaire la Draper University : le prix catalogue de cette formation est de 12 000 dollars ! (Hors billet d’avion et frais de séjour), pour la comptabilité et le Business Plan KPMG, pour le juridique Ventury Avocats à Paris, Parthema et Ipsilon à Nantes, pour les relations publiques Oxygen… C’est le parfait mode opératoire pour dépenser tout l’argent de Kickstarter normalement réservé à la seule fabrication des réveils…
Comme le répète inlassablement l’entrepreneur multirécidiviste Michel de Guilhermier au fil de ses posts sur son blog, dont je vous conseille une lecture régulière, un entrepreneur doit faire preuve de frugalité !
Risque #4 : Notre scout a commis le péché capital décrit par Dan Shapiro : Être obligé de lever de l’argent une deuxième fois après sa première campagne de Crowdfunding sur Kickstarter pour pouvoir livrer ce qui a été promis… Il a encore besoin de l’argent des foules pour lancer la fabrication des premiers réveils et ça il ne le dit pas. J’en conclus que le début de cette fabrication ne pourra avoir lieu dans le meilleur des cas qu’au mois de mai après avoir réussi la levée de fonds organisée par Proximea.
Risque #5 : La déclaration proclamée par Guillaume avec conviction que l’on puisse se réveiller grâce à une odeur est contredite par des études sérieuses made in USA, bien antérieures à Sensorwake. Le fondateur affirme que 99% des personnes se réveilleraient grâce à son invention. Ce chiffre est basé sur cet échantillon très limité établi par Guillaume à l’occasion de sa participation à la finale de la Google Science Fair en 2014 :
- 12 jeunes âgés de 15 à 19 ans (la plupart sont de bons ami(e)s)
- 6 adultes (parents, voisins et professeurs)
- 5 personnes âgées dans maison de retraite du quartier. (Le Bel Age à Nantes)
- 1 fille sourde profonde (faisant partie d’une famille de sourds profonds, et étant intéressée par ce nouveau mode de réveil)
2 études scientifiques antérieures à l’invention du Sensorwake, contredisent l’allégation de Guillaume, en mettant en cause la possibilité de se réveiller avec une odeur :
– une étude de 1997 réalisée par les services de secours et de lutte contre les incendies d’Irondale dans l’Alabama montre que l’on ne peut se fier à l’odorat pour se réveiller
– une étude de 2003 réalisée par Mary A. Carskadon, professeur de psychiatrie et spécialiste du comportement humain, à l’école médicale de Brown de Providence, à Rhode Island, qui explique qu’on se réveille et ensuite on sent le café, et pas l’inverse.
Je ne suis pas trop surpris par les conclusions de ces études car les alarmes incendie sont bien conçues sur la base établie, de notre incapacité naturelle à se réveiller en cas d’odeur d’une fumée suspecte… Sinon ces dispositifs n’auraient pas été rendus obligatoires pour sauver des vies !
Risque #6 : Les prévisions financières fournies n’ont aucune signification car elles ne sont pas établies à partir d’un historique des ventes. Elles ont été mises joliment en forme, comme sait si bien le faire KPMG, à partir des hypothèses fournies par le directeur général de Sensorwake.
Il manque un tableau de trésorerie mensuel des flux financiers entrants et sortants sur 12 mois. C’est un exercice difficile mais il est indispensable pour éviter les sorties de route incontrôlées.
La situation comptable provisoire au 31décembre 2015 n’a pas été validée par un expert-comptable et les comptes correspondants n’ont pas plus été certifiés par un commissaire aux comptes. Leurs principaux chiffres ont cependant été intégrés par KPMG qui a exprimé par écrit ses réserves sur une telle pratique.
Enfin, aucune information détaillée n’est donnée sur l’utilisation qui a été faite de l’argent collecté grâce à Kickstarter. C’est un indicateur essentiel pour comprendre si les dirigeants gèrent Sensorwake comme des fourmis ou des cigales. Pourtant comme dans la fable de Jean de La Fontaine, la suite de l’histoire entrepreneuriale en dépend…
Guillaume Rolland n’hésite donc pas à nous peindre en rose le grand éléphant de Nantes pour décrire Sensorwake ! Personnellement je m’abstiendrai d’investir dans Sensorwake.
* A la clôture de la campagne d’Equity Crowdfunding, Sensorwake n’aura finalement réuni que 126 000 euros sans réussir à atteindre le seuil minimum de 200 000 euros.